mardi 6 juillet 2021

Le début de "La mort en cadeau"

 

Islande

 

              Le groupe d’une cinquantaine de personnes avançait depuis maintenant plus de quatre heures. Emmitouflée dans une combinaison de haute technicité qu’elle avait payée une fortune, Joanne suivait d’un pas alerte le guide qui ouvrait la marche. Elle avait toujours été très sportive et prenait aujourd’hui un malin plaisir à montrer à son mari qu’elle le distançait facilement. Habitant à La Nouvelle-Orléans, elle n’était pas coutumière du climat qu’elle subissait depuis maintenant deux semaines. Ce voyage, elle en avait rêvé depuis de nombreuses années, mais une grossesse imprévue et un enfant autiste en avaient décidé autrement. Durant cinq années, sans répit, elle avait donné sans compter, sacrifiant sa carrière d’ingénieure à la Lockheed Martin Space Systems Company, un des principaux industriels intervenant dans le domaine spatial civil et militaire, ses loisirs, ses vacances, et jusqu’à sa moindre parcelle de vie sociale. Sacha était un enfant merveilleux et jamais elle ne regretterait de l’avoir eu. Mais la société n’était pas adaptée pour lui. Hypersensible au bruit, intolérant au changement de ses habitudes, qui devaient être scrupuleusement respectées pour éviter une crise, son état s’était brutalement dégradé quand il était entré à l’école. Tant qu’il était resté avec sa mère, celle-ci avait tout fait pour le protéger de ce qui pouvait l’agresser. Mais en collectivité, cela n’avait plus été possible et les enseignants avaient appelé de plus en plus souvent à la maison. Au début, Sacha se balançait et errait dans la classe en se tenant la tête entre ses petites mains si crispées. Puis, les choses s’étaient accélérées, quand un de ses camarades avait voulu le serrer fort dans ses bras. Cela partait d’un bon sentiment, mais Sacha n’avait pas supporté et l’avait frappé. Un coup de pied dans le ventre en se débattant. Joanne savait qu’il n’avait pas fait cela pour l’agresser, mais plutôt pour fuir une situation insupportable à ses yeux. Mais les parents de l’enfant n’avaient pas voulu comprendre, n’avaient pas voulu entendre. Ils avaient écrit une pétition qu’ils avaient fait circuler auprès d’autres parents d’élèves, demandant à ce que Sacha soit écarté de l’école. Joanne s’était mise en colère, pleine de tristesse et de rancœur à la fois. Comment pouvaient-ils être aussi insensibles ? Sacha n’était jamais violent envers les autres si on respectait son espace vital. Le seul danger qu’il représentait était souvent pour lui. Durant ses crises, il pouvait aller jusqu’à se griffer, se frapper, se projeter contre un mur en cas de stress ou de frustration trop intenses. On ne pouvait capter son regard, toujours un peu ailleurs, mouvant, insaisissable. Joanne s’était souvent demandée ce qui se cachait derrière ces prunelles d’un bleu éclatant, si différents de ses yeux bruns à elle et à son mari. De qui les tenait-il ? Cela ajoutait à son aspect si particulier, qui effrayait maintenant les autres. Quand il était encore tout petit, la plupart de ses amies le trouvaient adorable et calme. Mais quand il avait commencé à marcher, avec sa démarche gauche et maladroite, quand les sons sortis de sa bouche n’avaient pas ressemblé à ceux des autres enfants, les regards s’étaient faits à la fois insistants et dérobés. Une fois le diagnostic posé, elle avait eu droit au défilé interminable des avis plus ou moins éclairés. Son enfant idéalisé, celui dont elle avait rêvé durant sa grossesse était mort depuis belle lurette. Mais un autre l’avait remplacé, plein de surprises et d’imprévus, et pour lequel elle nourrissait un amour sans bornes.

Depuis six mois pourtant, elle commençait à s’épuiser. Trop de fatigue, trop de stress, et si peu d’aide de la société, des amis, de la famille. Alors elle avait commencé à avoir du mal à se lever, à manger, à dormir. Heureusement, Noah, son mari, avait décidé pour elle. Il était temps qu’ils recommencent à profiter un peu de l’existence. Il s’était démené pour trouver un centre d’accueil temporaire qui accepterait Sacha. Joanne avait aperçu un soir une enveloppe avec dedans deux billets pour l’Islande. Cette terre isolée et aride l’avait toujours fait rêver. Quasiment sans arbres, avec des geysers et des cratères encore en activité, des glaciers et des étendues désertes, c’était l’endroit parfait pour repartir d’un bon pied. Elle en avait besoin, il fallait qu’elle se prouve que la vie n’était pas qu’une succession d’épreuves, qu’il y avait encore des plaisirs auxquels elle pouvait accéder, que son couple n’était pas juste un pont entre deux rives abîmées.

              L’air était frais autour d’elle et elle se retourna pour sourire à son mari, l’encourageant à aller plus vite. On commençait à entendre le bruit sourd de la glace qui bougeait insidieusement dans l’étendue d’eau, qui débutait maintenant  à quelques centaines de mètres d’eux. Elle avait l’impression d’avoir devant elle une toile de maître avec un nombre infini de nuances de bleu et de gris. Elle n’aurait jamais cru possible de pouvoir en embrasser autant en un seul regard. Sur le dessus du glacier, les pierres et la poussière qui s’accumulaient au fil des années donnaient une impression de saleté, mais ce n’était pas le cas. Le guide leur avait expliqué que l’endroit était un des moins pollués de l’île. L’Islande faisait très attention à son patrimoine naturel, point clef de son économie touristique. En dessous de cet amas sombre, elle distinguait maintenant nettement le bleu profond signant l’intérieur de la glace. Reflet de la mer autant que du ciel, cette teinte étonnante l’attirait comme un aimant. Elle n’arrivait plus à détourner les yeux de cette beauté quasi parfaite, avançant mécaniquement vers ce qu’il lui semblait être la plus belle chose sur terre. Depuis qu’ils étaient en Islande, ils avaient vu de nombreuses merveilles, mais ce glacier était clairement le clou du spectacle. Ils étaient maintenant à quelques mètres seulement des gros blocs de moraine qui s’étaient détachés du glacier et avaient échoué sur le rivage, le rendant difficilement praticable.

              - On va avancer groupés, cela commence à devenir dangereux ici, les prévint le guide. Faites attention où vous mettez les pieds et regardez bien le sol pour éviter de glisser sur la glace ou sur les cailloux.

              Les cheveux blonds clairs, les yeux marron et rieurs, il était jeune et sympathique, prenant manifestement un grand plaisir à se trouver dans cette nature qu’il affectionnait tant. Joanne le sentait passionné par son travail, même si elle avait cru comprendre qu’il ne s’agissait que d’un job d’appoint. Il avait des connaissances précises sur la faune et notamment sur les oiseaux marins, qui profitaient de la manne alimentaire qui pullulait dans les eaux riches en plancton de la région.

              - Est-ce qu’il y a des orques ici ? demanda Joanne.

              - Non, les familles sont de moins en moins nombreuses ces dernières années, répondit le guide avec nostalgie. Quand j’étais petit, j’en voyais souvent qui longeaient la côte dans le secteur, mais cette année, on a eu une perte de 30% des effectifs répertoriés lors des comptages en mer.

              - Ils sont partis ? demanda Joanne              

              - On ne sait pas, à vrai dire. On a perdu la trace de pas mal d’individus ces temps-ci. Les orques ont pourtant une structure sociale stable, avec des matriarches à leur tête. Les grands mâles sont solitaires ou se regroupent en bandes. Mais les femelles restent ensemble toute leur vie. Ça ne devrait donc pas diminuer aussi drastiquement. On n’a pas eu d’échouage sur les plages, donc on penche plutôt pour une migration vers un endroit plus accueillant.

              - Je pensais que l’Islande était une terre préservée, ce n’est pas le cas ?

              - Par rapport à d’autres pays, si bien sûr. Mais ici comme ailleurs, la surpêche a fait des ravages. Les orques norvégiennes et islandaises se nourrissent de hareng, contrairement à celles qui vivent en Argentine par exemple, qui mangent des otaries. Elles les attrapent sur les plages, en s’échouant volontairement, c’est très impressionnant. J’irai voir ça en vrai un jour, avant qu’elles désertent aussi ce coin-là. Mais en Islande, faute de hareng, on a vu les orques maigrir de façon très rapide quand on a analysé les photos avec les scientifiques. Cela se voit surtout lorsque l’on prend des clichés aériens avec des drones. On remarque alors que les zones blanches derrière les yeux deviennent creuses, c’est un très mauvais signe pour l’animal en question. En général, les orques touchées par ce phénomène d’amaigrissement décèdent rapidement. Hors depuis plusieurs mois, on a repéré de nombreuses baleines qui présentaient ce problème. Elles n’ont plus assez de harengs et le bruit permanent induit par les bateaux perturbe leurs techniques de chasse par écholocalisation. Je vous conseille plutôt d’aller sur la péninsule de Snaefellsnes si vous voulez voir des baleines.

              - Ah ? Merci du tuyau en tout cas, on verra si on peut y faire un crochet avant de retourner aux USA.

              - Vous êtes d’où ?

              - De La Nouvelle-Orléans, répondit Joanne.

              - C’est la première fois que je vois quelqu’un de cette ville, j’avoue que cela me plairait beaucoup d’aller y passer une semaine ou deux. J’aime la musique de la Louisiane  et la culture cajun me fascine assez. C’est tellement dépaysant par rapport à l’Islande, répondit le guide les yeux brillants d’excitation.

              - C’est sûr, pour moi aussi c’est différent ici ! C’est d’ailleurs pour ça qu’on est venu là.

              Joanne était encore arrêtée, tournée vers le guide, quand elle vit son regard changer d’expression brutalement. Instinctivement, elle repéra où était son mari, qui avait continué à avancer vers l’eau en les devançant, quand un craquement sinistre se fit entendre. En une longue et terrible seconde, Joanne regarda le glacier qui s’étalait devant elle se fissurer dans un craquement dantesque. Sa main se crispa instinctivement sur son bâton de marche, mais elle resta tétanisée, tandis que le guide hurlait aux touristes de faire demi-tour, à grand renfort de moulinets de bras destinés aux personnes qui étaient un peu trop loin pour l’entendre. Devant eux, un pan entier de glace acérée venait de se détacher. Il était tombé avec fracas dans l’eau noire et froide, et passées les éclaboussures initiales, qui arrachèrent des exclamations de joie aux membres du groupe qui s’étaient pour la plupart rués sur leurs téléphones portables pour immortaliser ce moment, un vent de panique s’installa rapidement. Des cris de peur succédèrent à l’enthousiasme devant la vague menaçante qui venait de naître à moins de cent cinquante mètres d’eux. Une partie du groupe était presque arrivé au bord de l’eau et certains avaient commencé à partir en courant en sens inverse. Mais Joanne n’arrivait plus à bouger. Fascinée, elle regardait la vague se former avec une lenteur qu’elle trouvait déconcertante. Comment une telle masse de liquide pouvait-elle se lever ainsi ? La main de son mari, qui venait d’agripper la sienne en imprimant un mouvement saccadé à son bras pour tenter de la faire réagir, la tira de sa contemplation. L’espace d’un instant, elle eut envie de rester là, d’attendre que cette force de la nature l’emporte et mette fin au combat qu’elle menait depuis tant d’années maintenant. La paix, enfin retrouvée.

              - Joanne, mais qu’est-ce que tu fous ? hurla son mari en la tirant avec force, aidé par le guide.

              Une émotion primale venue du fond des âges se répandit alors dans son corps. Elle cligna mécaniquement des yeux, sentant rouler une larme sur ses joues, unique témoin de son bref moment d’abandon. Il fallait qu’elle vive. Pour Sacha. Avec toute l’énergie dont elle était capable, elle commença à courir au milieu des pierres et de la glace, essayant de ne pas se retourner pour regarder l’inexorable avancée de la vague. Celle-ci mesurait maintenant près de dix mètres de haut et le spectacle était à la fois magnifique et terrible. Entraînée, Joanne dépassa rapidement le guide, tenant toujours son mari par la main, quand son pied buta sur une pierre, les entraînant tous deux vers le sol. Le guide se retourna immédiatement pour les aider à se relever, mais le mari de Joanne resta à terre, grimaçant de douleur. Elle regarda avec terreur sa cheville brisée, dont l’os était visible, et la montagne d’eau qui se rapprochait à une allure vertigineuse. Noah se retourna péniblement pour regarder le danger qui fondait sur eux, puis, les yeux implorants, fit un signe de tête au guide qui le tenait toujours pas le bras.

              - On y va, vite ! cria le guide en tentant de la forcer à avancer.

              - Non !! hurla-t-elle, pas sans lui !

              - Pars !! Pour Sacha ! lui répondit Noah sur le même ton.

              Même si la situation était d’une violence psychique inouïe, elle savait qu’elle n’avait pas le choix. Dans un élan désespéré, elle tourna les talons et couru aussi vite qu’elle le pouvait, mue par la rage qui montait en elle. Contre la vie, contre la mort. Ce n’était pas pour elle qu’elle faisait cela. Mourir lui était finalement assez égal. Mais il y avait leur fils. Les yeux aveuglés par les larmes, elle entendit les derniers mots de son mari.

              - Ne te retourne pas !

 

Maryland, USA

 

              Charleen s’étira avec volupté et souleva ses longs cheveux acajous pour se masser doucement la nuque. Consciencieusement, elle actionna chacun de ses muscles comme elle avait appris à le faire auprès des kinésithérapeutes qui l’avaient soignée, suite à l’attentat dont elle avait été victime à Stockholm il y avait quelques semaines de cela. C’était le genre de routine qui faisait maintenant partie intégrante de sa vie. Sans cela, des raideurs articulaires et musculaires lui gâchaient ses journées. Depuis qu’elle avait appelé Simon Baker, l’agent de la NSA qui lui avait sauvé la vie à plusieurs reprises, pour lui dire qu’elle acceptait son offre au sein de la NSA, elle n’avait pas encore été dans les locaux de l’agence gouvernementale. Elle lui avait expliqué qu’elle avait besoin de prendre son temps, de retrouver ses marques. Elle avait ainsi commencé par réintégrer son poste d’ingénieure à la NASA, dans un service différent de celui dans lequel elle avait évolué auparavant. Plus axé sur l’innovation technologique au service des missions spatiales habitées, son travail était moins prenant que dans son ancien poste. Cela serait ainsi plus simple pour elle d’assumer sa double fonction. Son poste à la NASA n’était en effet qu’une couverture pour sa future mission au sein de la NSA, même si elle ne savait pas encore ce qu’elle allait y faire exactement. Elle alluma machinalement la télévision, sortant en même temps un sachet de thé qu’elle posa sur la table. Sur la chaîne d’information, des nouvelles toutes moins réjouissantes les unes que les autres défilaient en continu. Elle les regardait d’un œil distrait quand l’une d’elle attira son attention. Elle monta le son et s’assit en face de l’écran. Un accident rarissime avait eu lieu en Islande. Un énorme bout de glacier s’était fissuré avant de tomber dans la mer, entraînant la mort de plusieurs randonneurs américains. Les vidéos amateurs de la vague qui avançait vers le groupe apeuré tournaient en boucle pour illustrer le sujet. Charleen n’arrivait pas à détacher ses yeux de cette masse mouvante et imparable. Elle laissa la télévision allumée et alla immédiatement sur internet pour avoir plus de détails sur ce qu’il s’était passé. Apparemment, le guide n’avait commis aucune erreur d’appréciation. L’endroit était très fréquenté par de nombreux groupes de touristes de tous horizons, et était classé comme sûr par l’office du tourisme islandais. La glace pouvait certes céder, surtout à cette période de l’été, mais des mesures étaient régulièrement prises afin d’apprécier son état. Du coin de l’œil, Charleen entrevit des experts qui débattaient du sujet et remonta le son.

              - Nous avons avec nous le professeur Martinez, du Goddard Institute for Space Studies. Professeur Martinez, pouvez-vous nous en dire plus sur ce qu’il s’est passé en Islande ? Est-ce que cela aurait pu être évité ?

              - Non, malheureusement, ce genre d’évènement est généralement soudain et imprévisible. Sous l’influence des différents vents et du ruissellement de l’eau, certains grands glaciers comme le Perito Moreno en Patagonie par exemple, commencent à avoir des infiltrations en leur sein, ce qui les fragilise. Mais les autorités sont au courant, c’est un phénomène tout à fait naturel et qui attire d’ailleurs des milliers de touristes quand il se produit, généralement à la fin de l’été austral, en mars donc. Mais étrangement, pour ce glacier islandais, la mécanique n’est pas du tout la même. Il n’aurait pas dû se fissurer brutalement comme ça. Généralement, le processus dure plusieurs jours avant la rupture finale et les agents des parcs nationaux sont à même de repérer les prémices de ces évènements exceptionnels. D’après les premières conclusions, rien d’anormal n’avait été relevé ici.

              - Le fait qu’un grand chercheur en climatologie américain ait trouvé la mort dans cet accident terrible émeut tout particulièrement la communauté scientifique, reprit le journaliste.

              - Oui, le professeur Noah Davis était une référence dans le domaine. C’est une grande perte. Ses recherches ont fait l’objet de nombreuses publications.

              - Il travaillait sur un projet particulier autour de ce glacier ?

              - Non, pas à ce que je sache. Mais je ne fais pas parti de son laboratoire.

              - Une dernière question, demanda le journaliste. Des voix se sont levées pour incriminer le changement climatique comme responsable de cette tragédie, qui je le rappelle à coûté la vie à vingt quatre de nos compatriotes. Pensez-vous que ce soit le cas ?

              Charleen observa les traits tirés du chercheur et son air mal à l’aise. Manifestement, il n’avait pas envie de répondre à cette question. Elle avait pour sa part une idée de la réponse. Sur les images satellites qu’elle avait vu passer tout au long de sa carrière à la NASA, de nombreux paramètres montraient des dérèglements par rapport aux années passées. Les explosions planctoniques, repérables sur les images océanographiques, ne se faisaient plus aux mêmes moments et étaient de plus en plus importantes. C’était là une des conséquences du réchauffement des eaux et de la variation des courants comme le Gulf Stream. Celui-ci maintenait l’équilibre thermique de la planète. Sa perturbation entraînait de nombreux dérèglements climatiques terrestres. Les mesures de la température de l’eau, numériques ou in situ lors de campagnes en mer, montraient clairement une évolution vers le haut. Pourtant, les pouvoirs publics continuaient à investir massivement dans les extractions fossiles et le message gouvernemental américain était plus qu’évasif sur ce sujet. En sortant les Etats-Unis de l’accord de Paris sur le climat, le président américain avait mis un frein massif à la prise en compte de cette réalité scientifique, qui menaçait pourtant les générations futures.

              - Je ne sais pas, c’est très difficile à dire. Un évènement comme celui-ci se produit périodiquement dans de nombreux endroits au monde, sans forcément que cela ne soit corrélé à un changement net dans le climat. Mais le fait que les glaciers reculent un peu partout sur terre est bien sûr en rapport avec la hausse des températures, constatée depuis maintenant plusieurs décennies.

              - Sommes-nous responsables de ça ? insista le journaliste.

              - De cet accident, je ne crois pas non. Mais du reste, oui, peut-être.

              -Très bien, merci pour vos réponses, Professeur.

              Charleen éteignit rageusement sa télévision. Elle en avait plus qu’assez de ces scientifiques qui n’osaient pas prendre parti. Bien sûr qu’on ne pouvait pas prouver noir sur blanc que telle ou telle chose était due à cent pour cent à l’intervention humaine ! Mais la pollution, les gaz qui s’accumulaient dans l’atmosphère et augmentaient l’effet de serre, les extractions de minerais rares, les plantations qui saccageaient la forêt équatoriale pour fournir des agro-carburants, tout cela contribuait à changer le climat et les écosystèmes terrestres. Elle cliqua sur un article qui dressait la liste des disparus. Le bilan humain était lourd, mais ce n’était bien sûr rien comparé au nombre de personnes qui perdaient la vie chaque jour aux USA à cause de la pauvreté galopante. Les gens n’avaient plus les moyens de payer leurs soins médicaux. Le jour où elle avait visionné le reportage de Michael Moore sur la santé aux Etats-Unis, elle avait été sidérée. Comment était-ce possible, dans son pays, un des plus riches au monde, que des personnes ayant pourtant un travail ne puissent pas payer leurs médicaments ou leurs opérations pour des pathologies aussi graves que le cancer ? Depuis, elle avait rejoint une association de sa ville qui aidait les plus démunis à obtenir des assurances santé un remboursement minimal de leurs frais médicaux. Prenant tout trop à cœur, et notamment l’injustice du monde, elle avait senti quelques semaines auparavant qu’elle avait besoin d’aide. Après être sortie de l’hôpital de Stockholm, où elle avait subi une tentative de meurtre alors qu’elle était dans le coma, elle avait cru pouvoir rapidement passer  à autre chose avec la seule force de sa volonté. Mais les cauchemars étaient restés bien présents et chaque nuit se transformait en parcours du combattant. Quand elle en avait eu assez de regarder le plafond, qui plus est dénué de toute aspérité qui auraient pu le rendre intéressant, elle avait fini par appeler une amie qui était suivie par quelqu’un de bien selon elle. Durant le premier rendez-vous, elle n’avait rien dit, mais dès la deuxième entrevue, les mots avaient fusés. Son ancien petit ami Cédric, l’attentat dans un café de Stockholm qui lui avait coûté ses jambes, le coma dans lequel elle s’était trouvée durant de longs jours, la tentative d’empoisonnement qui avait failli la tuer. Et surtout, cette scène qui se rejouait en boucle dans sa tête, quand Julia s’était effondrée morte, dans les toilettes blanchâtres de l’aéroport. Quand elle avait eu fini de déballer tout cela, la femme en face d’elle l’avait regardée en se tenant le menton, l’air perplexe. Elle lui avait dit que cela allait être long. Elle avait eu l’honnêteté de lui avouer qu’elle ne savait pas si elle pourrait lui être d’une grande aide. Cette marque d’humilité avait fait bonne impression à Charleen, qui n’aurait pas supportée d’être suivie par quelqu’un de dogmatique et imbu de sa personne. Heureusement, quelque chose la motivait maintenant, lui enjoignant de se donner à deux cent pour cent pour cette cause. Le fait que l’agent Simon Baker lui ait proposé de se joindre à son équipe de la NSA la faisait se sentir importante et utile. Son travail à la NASA était passionnant, mais elle avait vécu trop de choses ces derniers mois pour reprendre une vie normale comme si de rien n’était. Tout avait commencé quand Manuel, un ami de longue date rencontré durant ses études et travaillant à l’observatoire de La Silla, l’avait contacté concernant une anomalie qu’il avait repéré sur un tracé de deux satellites qui étaient entrés en collision. Cet incident n’arrivait pour ainsi dire jamais en raison de la précision des calculs des orbites. Et Manuel avait vu juste. Une organisation terroriste avait décidé de prendre le contrôle des engins spatiaux de télécommunication afin de semer le chaos et de déstabiliser les gouvernements occidentaux. Manuel y avait laissé la vie. Charleen avait eu plus de chance, notamment grâce à un journaliste français qui vivait en Suède, Cédric. Celui-ci était devenu son confident, puis son ami, avant que leur relation ne prenne un tour plus intime. Ces derniers temps, Charleen avait de plus en plus l’impression que les personnes à qui elle tenait devenaient des cibles mouvantes. Manuel, Cédric, Julia, et même l’agent Baker, tous avaient été menacés, abattus ou en grand danger. Simon Baker avait eu fort à faire pour la protéger quand Comenius, l’organisation terroriste qui avait vu le projet ARTHEMIS échouer, avait décidé de faire place nette. Son dirigeant, Daniel Suton, était maintenant hors d’état de nuire et Charleen n’avait plus besoin d’une protection renforcée comme cela avait été le cas auparavant. Elle ne se sentait pour autant pas plus en sécurité. L’insouciance s’en était allée.

              Elle était en train de finir son petit-déjeuner quand son téléphone sonna. C’était Cédric. Elle soupira et hésita à lui répondre. Ces derniers temps, tout était compliqué. C’était pourtant lui qui l’avait poussée à mettre un terme à leur relation, arguant qu’elle n’avait pas de sentiments assez forts à son encontre. Au départ, elle l’avait très mal pris, ne comprenant pas ce qu’il disait. Mais assez rapidement, elle avait procédé à une introspection consciencieuse et avait compris qu’il avait raison. Il l’aimait inconditionnellement, d’une façon presque anxiogène, étouffante pour Charleen, éprise de liberté. Elle ne ressentait pas cela pour lui. Pas encore tout du moins. Le handicap de Cédric l’avait empêché de se poser les vraies questions et elle s’était réfugiée dans la culpabilité, ne voulant pas voir que ses sentiments avaient évolué. Et puis il y avait Simon Baker. Cédric s’était rendu compte de l’attirance que l’agent de la NSA ressentait pour Charleen. Cette dernière par contre, n’y avait vu que du feu. Jusqu’à ce que cela soit si évident qu’elle n’avait pas pu le nier davantage. Elle allait travailler avec lui et ne savait pas comment cela allait se passer. Cela générait chez elle une inquiétude croissante. Hors du contexte de la situation d’urgence absolue qui avait été la leur, arriveraient-ils à se revoir sans gêne ? Charleen ne savait pas encore si ses sentiments pour lui étaient véridiques ou largement influencés par le fait qu’il avait tout fait pour lui sauver la vie, au péril de la sienne. Elle n’était pas du genre impulsive dans ce domaine, et préférait prendre son temps. Le plus important à ses yeux restait son travail et sa nouvelle mission. Avant tout, elle avait besoin de se prouver qu’elle était opérationnelle, que tout cela ne l’avait pas irrémédiablement abîmé.

La sonnerie avait cessé. Charleen appuya sur une touche pour rappeler le numéro. Elle savait qu’il s’inquiéterait si elle ne le faisait pas. Cédric décrocha immédiatement.

              - Bonjour Charleen, dit une voix calme et douce. J’espère que je ne t’ai pas réveillé. J’essaye de calculer l’heure, mais je ne suis pas très bon à ce petit jeu là. Comment tu vas ?

              - Bien, merci, répondit-elle d’une voix qu’elle essayait de garder neutre.

              - Tant mieux, j’étais inquiet quand tu n’as pas décroché. Tu attires un peu les ennuis, alors… dit-il d’un ton faussement blagueur.

              - Cela ne me fait pas rire Cédric, je préfèrerai que tu ne dises plus ce genre de chose. J’ai déjà du mal à ne pas le penser moi, alors si tu le dis aussi, ça va être compliqué...

              - Désolé, je ne pensais pas à mal, répondit-il penaud. Je ne suis pas très à l’aise, et quand c’est comme ça, je fais des gaffes. Tu me connais…

              - Ne t’en fais pas. Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? Il fait quel temps à Stockholm ?

              - Beau, pas trop chaud, parfait pour se baigner dans le Mälaren, tu adorerais. Je suis en train d’écrire un article sur le centre de gravité du système solaire. Tu savais qu’il n’était pas au milieu du soleil, mais un peu à l’extérieur de sa surface ?

              - Ah bon ? Non, je ne savais pas, il y a des publications qui sont sorties dernièrement ? demanda-t-elle.

              - Oui, et du coup avec cette nouvelle donnée, on pourra tracer les ondes des pulsars avec plus de précision.

              - Utile pour les navigations interstellaires, renchérit Charleen.

              - Exactement ! Ça fait du bien de parler de ça à quelqu’un qui comprend ce que ça signifie ! s’enthousiasma Cédric.

              -  À vrai dire, reprit Charleen, j’avoue que tu m’épates. Tu es journaliste scientifique, mais pas expert en cosmologie.

              - Je me demande pourquoi tu m’as quitté alors, lui lança-t-il presque à voix basse.

              - Je n’ai pas envie de revenir là-dessus Cédric, soupira Charleen. C’est toi qui est parti le premier, souviens-toi de ta lettre de rupture déposée sur mon lit.

              - Je sais, je n’en suis pas fier, crois moi.

              - Ne t’en fait pas, je ne suis pas rancunière. Tu avais raison, c’est juste la façon de le faire qui m’a vraiment fait mal.  Mais si à chaque fois que l’on se parle, c’est pour ressasser de mauvais moments, ce n’est pas forcément la peine de continuer. Je crois qu’on peut éviter de penser au passé et partager autre chose, qu’en penses-tu ?

              - Je dirai que c’est un peu plus facile pour toi de ne pas penser au passé. Avant, je marchais. Il y a une sacré différence je trouve…

              - Désolée, j’ai été maladroite. Je parlais plus d’échanger sur des sujets autres que notre relation, corrigea-t-elle penaude. Tu as vu le glacier qui s’est détaché en Islande ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

              - Oui. Les images sont terribles.

              - C’est clair. Et impossible d’y échapper dès qu’on allume un média quel qu’il soit. Tu as déjà vu des choses de ce genre en Scandinavie ? Je veux dire, des glaciers qui se brisent d’un coup comme ça ?

              - Je ne l’ai pas vu de mes propres yeux, mais en juillet 2018, un iceberg de dix milliards de tonnes s’est détaché de la banquise au Groenland. Tu te rends compte de la masse du truc ?

              - Il y avait eu des blessés ? demanda Charleen.

              - Non, des scientifiques avaient prévus le coup grâce aux images d’un satellite d’observation de la glace, je ne sais plus quel était son nom.

              - Sûrement ICE Sat 2, je pense. Un de ses capteurs mesure l’épaisseur de la glace. Ils avaient du voir que le glacier avait perdu en épaisseur peut-être, ou que la hauteur de la mer alentour avait anormalement varié. C’est un des satellites propriétaire de la NASA.

              - Tu as déjà travaillé dessus ? demanda Cédric.

              - Non, mais j’aimerai bien, les images sont sympas et il fait aussi les régions tropicales, comme son nom ne l’indique pas d’ailleurs ! Mais pour en revenir au glacier Islandais, c’est vrai que c’est étrange. A minima, on aurait du voir des choses sur les images en radar à synthèse d’ouverture, type Ice-eye.

              - Je ne te suis plus là, c’est quoi ça ?

              - Excuse-moi, Ice-eye, c’est une constellation de petits satellites privés avec des capteurs radars dedans. Schématiquement, le gros avantage des radars à synthèse d’ouverture, c’est que le signal pénètre l’eau, que ce soit la glace ou les nuages. Du coup, dans des environnements équatoriaux ou polaires, c’est un sacré plus.

              - Passionnant, merci pour le cours gratuit Madame la professeur ! Mais tu veux en venir où ?

              - Eh bien, je sais qu’on n’a pas toutes les images satellites sous le nez en permanence, mais je me demande si… commença Charleen.

              - Oh là, arrête moi ça tout de suite ! Je n’ai pas envie d’apprendre que tu es encore dans le pétrin jusqu’au cou. Un glacier s’est fissuré. Des touristes sont morts. C’est dramatique, mais ça arrive. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heure. Je sais que tu as toujours cette envie de creuser quand quelque chose te semble bizarre, mais il faudrait aussi que tu te laisses un peu de temps pour te remettre. Tu n’en as pas eu assez ? Tu as un nouveau poste à la NASA, ça devrait t’occuper un peu non ? C’est très différent de ce que tu as déjà fait, je crois.

              - Oui, mais…

              - Mais rien. Il n’y a rien, Charleen. Arrête de vouloir chercher des problèmes là où il n’y en a pas. S’il te plaît, la coupa Cédric avec fermeté.

              - C’est toi qui dis ça ? Après tout ce qu’on a traversé ? Tu penses toujours qu’on vit dans un monde parfait ? Vraiment ?

              - Comment peux-tu me dire ça, Charleen ?

              Son ton était dur et Charleen entendit immédiatement un bruit sourd, indiquant qu’il venait de raccrocher. Elle s’en voulut immédiatement, mais son immobilisme l’avait mise hors d’elle. Il avait un côté casanier et terre à terre qui l’avait initialement séduite. Mais elle avait changé. Elle avait vu la cruauté autour d’elle, les jeux de pouvoir et d’argent, la manipulation, le fanatisme et la mort. Elle ne pouvait plus ne pas se poser de question face au monde qui l’entourait. C’était devenu comme une seconde nature, dont elle ne savait que faire. Cela l’envahissait. Elle avait l’impression d’avoir basculé dans un autre monde, que peu de personnes voyaient réellement.